Petite musique de nuit a Tirupati / nocturne pour gare indienne
Tirupati est un haut lieu de pelerinage hindou : on vient ici de loin, tres loin pour effectuer un darshan (passage devant la divinite, un avatar de Vishnu en l occurence) dans le temple de Tirumala, ce qui explique l activite trepidante autour de la gare de jour comme de nuit, ce temple attirant de 40 a 100 000 pelerins par jour. Pour marquer sa devotion a la divinite ou la remercier d un voeu accompli, beaucoup de pelerins se rasent la tete a blanc et le plus impressionnant est de voir ces indiennes, pour qui la chevelure est un si fort symbole de fierte et de beaute, se retrouver ainsi tete nue, elles qui ne se sont parfois jamais coupe les cheveux. On vient en famille ou en groupe d amis, jamais seul, a l indienne. Ma presence dans cette ville sainte et pieuse a quelque chose d incongru : je suis une non-hindoue, je suis blanche, je suis une femme et je suis seule. Et en plus, je n ai meme pas la tete rasee ! De quoi attirer les regards et la curiosite... Je m engouffre dans la gare.
La nuit se rappelle a moi lorsque je penetre dans le hall. L ambiance est bien celle du lieu mais rappelle aussi etrangement un gymnase dans lequel on accueillerait des refugies. Partout, indifferentes au chaos ambiant, gisent des momies semblables a celles de mon lodge, silhouettes en position foetale recroquevillees sous des couvertures : imprimes a fleurs, unis aux couleurs ternes, en coton tout simple, en toile reche... qui les dissimulent des pieds a la tete, laquelle tete repose sur un sac de voyage use. On distingue la un bout de sari rose, la une tete rasee, la un lunghi blanc sale, la un petit enfant serre contre sa mere ou sa soeur. Les familles forment de petites caravanes entourant de leur sommeil armes et bagages. Les femmes qui balaient le sol, armees d un court balai fait de bouts de bois noues entre eux, degagent manu militari et a grands cris percants les dormeurs qui se trouvent sur leur passage. Des corps se deplient, se levent, s enroulent dans leur couverture et attendent placidement le passage de la tornade avant de se reinstaller a leur place encore chaude sur le carrelage glace. D autres, deja reveilles, attendent patiemment assis par terre que leur heure vienne. Je les imite et m installe sur mon sac en attendant que la plate-forme de depart de mon train, 56041, Pondicherry Passenger, s affiche sur le tableau geant annoncant les departs.
Indifferents a ce dortoir geant, d autres vont et viennent nerveusement, criant des ordres, trimballant sacs, colis et valises, cavalant vers un quai, trainant a leur suite toute une marmaille embrumee de sommeil a qui on admoneste de ne pas trainer en route. Eu egard a l heure matinale, beaucoup sont enveloppes dans une couverture qui les drape tel un burnous, arborent bonnets, cache-oreille en polaire ou a defaut, un mouchoir noue sur le front dont la pointe retombe sur la nuque. Des hommes se tiennent par la main ou le bras, quelques vieux en blanc et orange aux membres decharnes clopinent, les tetes rasees brillent sous les neons. Des femmes aux yeux bouffis (pas encore couchees ou deja levees ?) circulent avec un plateau de bambou tresse duquel s echappent des guirlandes de fleurs fraiches pour orner les nattes des femmes. Les cri des vendeurs de the retentissent, -tea tchai tchai tchaiiiiiiiiiii- , ils fendent la foule d un air presse avec a leur bras un thermos chrome et des gobelets en plastique. Il est encore trop tot pour les marchands de samosa ou de galettes, qui assailleront les voyageurs aux fenetres des wagons d ici quelques heures. D ailleurs la plupart ont deja achete leur nourriture dans l un des nombreux restaurants en face de la gare qui proposent des parcel (plats a emporter). J ai le ventre vide, il est quatre heures dix et mon train ne s affiche toujours pas.
Je me decide a aller voir le bureau des renseignements. Celui ci est comme toujours pris d assaut et il faut jouer des coudes sans se laisser impressionner pour parvenir a parler au prepose, en hurlant a moitie pour se faire entendre. Le fait d etre une femme blanche semblant etre un bon pretexte pour ne pas me laisser passer, je redouble d efforts et applique la technique indienne : je pousse, je bouscule sans egards pour mes voisins et je finis par me camper devant le guichet, bras tendus de chaque cote de moi pour barrer le passage et tete collee a la grille de communication. Pondicherry platform number two ! me repond le micro. Elle est juste en face et je guette les ecrans qui devraient afficher le numero de mon train : toujours rien. Je sors sur le quai et j attends encore... Je tends l oreille aux annonces crachotantes mais tomitruantes en hindi et tamul, tentant d y retrouver le numero de mon train ou sa destination, mais je ne comprends rien. Je prends mon mal en patience.
Entre les rails, les rats et les chiens se disputent les restes des repas abandonnes la tandis que des gens traversent les voies en escaladant les quais, au mepris les ponts qui les enjambent. Les bancs et le sol sont toujours encombres de corps assoupis malgre le bruit infernal qui les entoure. Les points d eau potable en bordure de quai se sont transformes en une salle de bains geante en plein air. Des odeurs d urine et d eau de javel, de parfums et de dentifrice se melent. Les femmes brossent leurs longs cheveux ou rechauffent leur crane nu sous de petits fichus colores en laine crochetee. Leurs maris gardent un air digne pour se passer le peigne dans des cheveux epais et brillants d huile. On brosse les dents des enfants en leur fourrant un doigt enduit de pate dans la bouche. Ca crache a tout va, dans les larges eviers, sur les voies, sur le sol. Des raclements de gorge gras retentissent de partout. On se reveille, on plie les couvertures, on s ebroue. Tout le monde cohabite, offrant avec indifference son intimite au voisin qui d ailleurs, fait pareil. Passee en 2 minutes de mon lit a celui-ci, je fais pareil et tente de retrouver mes esprits dans ce maelstrom chaotique.
L heure de mon train est passee sans que je n en ai vu un seul wagon. Je retourne au bureau des renseignements, brave une nouvelle fois la cohue pour m entendre repondre par le meme employe a l air superieur et excede : Pondicherry already left ! Platform 4 ! Ca ne sert a rien de protester. Il est deja trop tard. Je fends la foule toujours plus nombreuse a rebrousse poil, regagne mon lodge, recupere ma cle aupres d une momie comprehensive et, a l instar des dormeurs chasses par les balayeuses, me recouche dans mes draps encore tiedes. J ai au moins ce luxe. PS - Je renoue avec les claviers sans accents ni apostrophes, desolee :)