Aujourd hui, j ai vu le cadavre d un homme etale sur le trottoir, entoure de compagnons de misere silencieux, decharnes et en haillons decolores. Aujourd hui, j ai pris mon the du matin dans une lumiere poudree et dansante en face d un vieux saddhu* a lunghi orange et barbe blanche, le front peint des memes couleurs, chacun de nous trempant avec gourmandise dans son tchai respectif gateau ou brioche a 1 roupie** piece. Aujourd hui, j ai vu des corps endormis a meme la route, au milieu des sacs plastiques et des papiers gras, indifferents a la circulation infernale ebranlant le sol a quelques dizaines de centimetres de leur tete et aux pieds des employes attendant le bus en chemise blanche et pantalon a pinces. Aujourd hui, j ai observe des hommes en lunghi *** immacule au guidon de motos, une femme en sari de soie en amazone a l arriere, tentant de se frayer un passage a coup de klaxon a travers une foule bigarree et bruyante. Aujourd hui, j ai rendu leur salut a des ecolieres en uniforme impeccable, les tresses retenues par un ruban de couleur, qui me regardaient par en dessous en pouffant. Aujourd hui, j ai vu une femme aux vetements sales se demeler les cheveux avec les doigts, assise par terre dans la poussiere avec un bebe crasseux sur les genoux tandis que d autres enfants crasseux et a demi nus faisaient leurs besoins en pleine rue a cote d elle. Aujourd hui, j ai souri a des ouvrieres juchees tout en haut d un chargement de briques a l arriere d un enorme camion Tata, et elles m ont souri a leur tour, le visage radieux. Aujourd hui, j ai cede le passage a une vieille dame cassee en deux, un lourd chargement de bois sur la tete. Aujourd hui, je suis passee devant l echoppe d un tailleur, si petite qu il n y a de place dedans que pour lui et sa machine a coudre. Aujourd hui, j ai marche sous d immenses affiches aux couleurs vives annoncant l anniversaire d un guide spirituel de la region. Aujourd hui, j ai longe des murs sur lesquels etaient mises a secher des bouses de vache melangees a de la paille et qui portaient l empreinte de la main qui les avait collees la.
Aujourd hui, a bord d un bus, j ai achete pour 10 roupies deux beignets dores tous chauds et un gros bout de delicieux gingembre confit a un marchand ambulant. Aujourd hui, un bucher funeraire achevait de se consumer a quelques metres de la route, quelques rares spectateurs l observant placidement au milieu des petales de fleurs jaunes et roses desseches par la chaleur. Aujourd hui, j ai vu les motos surchargees d ustensiles de cuisine des colporteurs arretees a l ombre pour que leurs chauffeurs fassent un somme aux heures chaudes. Aujourd hui, une vieille femme famelique m a demande de l argent chaque fois que je suis passee devant elle en me montrant son pied bande et en chantant une ritournelle plaintive. Aujourd hui, les habits multicolores des ouvrieres repiqueuses de riz se detachaient joyeusement sur le vert vif des riziereres. Aujourd hui, un bus rouge et blanc, tellement charge qu il penchait d un cote a presque en toucher la chaussee, m a frole d un peu trop pres en hurlant de toute la force de son klaxon. Aujourd hui, j ai detaille avec bonne humeur les affiches naives et exuberantes des dernieres productions cinematographiques de la region. Aujourd hui, j ai vu des vaches blanches, aux cornes peintes en bleu et ornees de grelots, patauger dans les tas d ordures qu on trouve partout a la recherche de quelque debris comestible. Aujourd hui, j ai suivi des yeux un autre saddhu, pieds et torse nus, colliers en sautoir, cheveux et barbe au vent, front blanchi et portable a l oreille. Aujourd hui, une fillette m a offert avec un delicieux sourire une partie de la guirlande de fleurs parfumees qui pendait a sa tresse. Aujourd hui, le vendeur de lait a velo, bidon sur le porte bagages, louche accrochee avec et gobelets empiles retenus par une chambre a air., discute avec des femmes qui, recipient a la main, lui achetetnt leur lait du soir. Aujourd hui, j ai croise des femmes pieuses au visage passe a la poudre jaune, bindi **** sur le front et kumkum ***** ecarlate a la racine des cheveux, bracelets de pied tintants et bagues aux orteils.
Aujourd hui, j ai souri a la vue d un jeune chauffeur dans son camion sans pare brise qui faisait ainsi profiter la ville entiere de sa chanteuse tamoule preferee. Aujourd hui, un homme aux pieds deformes a traverse la route en clopinant tant bien que mal. Aujourd hui, j ai observe les passants s arreter systematiquement devant un petit temple sombre au bord de la route, se signer, marmonner une priere et reprendre leur chemin. Aujourd hui, l homme qui s occupe de ce temple, front barre de blanc et de rouge, torse nu et les reins ceints d un lunghi orange, faisait resonner une clochette au son aigre auquel se melait le vacarme de la circulation. Aujourd hui, je me suis assise sur les des ghats d un bassin, aux marches encombrees d ordures et d excrements humains, dans lequel des hommes et des femmes lavaient du linge les pieds dans l eau verdatre. Aujourd hui, j ai devore de bon coeur le seul plat disponible a midi, un thali ****** que j ai mange a la main sur une feuille de bananier, tandis qu autour de moi les employes preparaient ce meme thali en version a emporter : le riz dans du bananier et du journal, les sauces dans de petits sacs plastiques que venaient chercher des hommes a moto, livrant le repas a tous leurs collegues. Aujourd hui, j ai fini mon repas par une tranche de pasteque achetee sur un etalage de rue pour 3 roupies. Aujourd hui, j ai compte la monnaie pour payer mon the du soir a la lampe frontale parce qu il y avait comme d habitude une coupure de courant qui plongeait la rue dans le noir. Aujourd hui, j ai egalement pris ma douche dans le noir, parce qu il y a eu comme d habitude une coupure de courant et que je n avais pas pris ma lampe frontale dans la salle de douche commune. Aujourd hui, un vendeur ambulant de legumes est passe sous mes fenetres en chantant le nom de sa marchandise qu il pousse dans une charrette a bras. Aujourd hui, je chasse d une main habituee les mouches qui m assaillent a certains endroits de la rue. Aujourd hui, j ai plaisante avec ma logeuse dans l entree-salon-salle a manger-bureau aux murs peints en orange et vert avant de prendre l escalier bleu qui mene a ma chambre.
Aujourd hui, je realise que quitter l Inde va etre difficile.
* Saddhu : Le sādhu est, en Inde, celui qui a renoncé à la société pour se consacrer au but de toute vie, selon l'hindouisme, qui est la moksha, la libération de l'illusion, l'arrêt du cycle des renaissances et la dissolution dans le divin, la fusion avec la conscience cosmique. En tant que renonçants, ils coupent tout lien avec leur famille, ne possèdent rien ou peu de choses, s'habillent d'un longhi, d'une tunique, et parfois de quelques colliers. Ils n'ont pas de toit et passent leur vie à se déplacer sur les routes de l'Inde et du Népal, se nourrissant des dons des dévots.
** 1 euro = 70 roupies
*** Lunghi : vetement traditionnel des hommes consistant en une longue piece de tissu enroulee autour de la taille (comparable au sarong).
**** Bindi ( ou tilak) : marque portée sur le front par la plupart des hindous. Quand il n'est pas tout simplement une marque censée porter bonheur, apposée au cours d'une cérémonie religieuse ou en guise de bienvenue, le bindi indique l'appartenance à un groupe religieux pour un homme ou la situation maritale pour une femme.
***** Kum Kum : poudre rouge appliquee dans les cheveux et signifiant que la femme est mariee.
****** Thali : repas indien dont la composition diffère d'une région à l'autre et d un restaurant a l autre. Il s'agit d'un assortiment de plats servis généralement dans de petits récipients en métal disposés sur un plateau rond, également en métal. Dans le sud, ce plat est remplace par une feuille de bananier. Le prix en est généralement modeste et les plats nourrissants.
