Aujourd hui, le voyage sera interieur...

 

Je t embrasse une derniere fois avant de prendre ma place dans la file de voyageurs munis de valises a roulettes. Ton manteau d hiver se serre tres fort contre ma kurta de coton. Notre derniere etreinte a le gout du depart, une certaine hate, quelque chose d un au revoir inacheve dans lequel je ne me sens deja plus vraiment la. Je m en sens un peu honteuse et je voudrais te donner plus, etre moins egoiste dans ce que je te donne - moi qui pars. Mais mon esprit est deja en train de franchir les portiques metalliques, de parcourir les couloirs de l aeroport et de monter dans l avion. Je me retourne une derniere fois, le sourire aux levres, le voyage coule deja en moi et je saisis une derniere vision de ton visage qui me sourit lui aussi, un sourire que je sens un peu tremblant - le mien se veut conquerant, independant, assure, fort. Je pars. Seule. Loin. Longtemps. Et je l ai voulu. Ca va aller...

Je me retrouve bientot prise dans toute la routine des aeroports et embarquee dans le flot de controles, de panneaux lumineux, d ecrans qui deshabillent mon sac a dos, de tapis roulants et d agents de securite, j oublie un instant que tu es reste de l autre cote des barrieres. Absorbee par mon present, je ne pense qu a suivre le parcours qui va me mener a des milliers de kilometres, je suis conscienscieusement les etapes une a une, je sais qu il faut respecter les regles du jeu et ne pas traverser en dehors des clous. Je me concentre la dessus, peut etre plus encore que d habitude pour ne pas penser a toi qui te retrouve soudain comme oublie dans ce hall froid, sans autre chose a faire que de faire demi tour et de repartir avec le poids de mon absence soudaine. Tu restes. Seul. Ici. Longtemps.

Premier avion. Debarquement. La nuit tombe et les taxis eclairent le crachin en passant sur les voies aeriennes qui longent l aeroport. Sereine, je bois un cafe en jouant avec la fausse alliance que j ai achetee pour econduire les seducteurs insistants. J imagine en souriant l interminable conversation a batons rompus que nous aurions eue pour faire vivre ces heures floues, mais je ne suis pas encore assez loin pour realiser la veritable rupture qui s annonce. Pourtant, les premiers mots du carnet que je commence sont tournes vers toi... Passage des douanes, bon voyage madame, salle d attente cosmopolite, deuxieme avion, hotesses de l air en sari.  Je remplis ma demande de visa et je tombe soudain, au creux de mon passeport, sur la fausse photo de famille que j ai emportee (encore ces seducteurs insistants), dans laquelle tu joues le role d un faux papa. Cette photo me fait instantanement monter les larmes aux yeux, sans que je m y attende, mes jambes se font de coton et mes bras sont envahis de picotements. Surprise et remuee de cette vague d emotion, je respire un grand coup, je tente de me persuader que ca va etre super, ce voyage, que ca va etre beau et grand, que je suis heureuse. Que les departs c est toujours un moment a part mais que ca va passer.Je tente de ne plus penser a toi. Ca va passer... Nuit ecourtee par le decalage horaire, atterissage, encore un passage de douane, encore des heures d attente, troisieme avion, taxi, chambre. Sur un petit matelas a meme le sol, je pose finalement mon corps rompu par 24 heures de voyage.

 

Je prends enfin le temps - je me permets enfin - de penser a toi. Quelle heure est il dans ta vie ? Qu est ce que tu es en train de faire ? Peut etre que tu es chez toi au coin du poele, dehors dans le froid vif de novembre, peut etre en train de boire un cafe quelque part ? Quel temps fait il ? Tu fais quoi demain ? Est ce que je te manque autant que tu me manques ? Je voudrais te parler de tout ca, je voudrais que comme a notre habitude on detricote le monde a coups de mots pendant des heures, je voudrais ton rire complice et tes yeux vifs pour me rassurer, je voudrais ne pas etre a 9000 kilometres de toi. Je me sens tout a coup assaillie par mon quotidien francais, celui dont j ai voulu m extraire quelques mois parce que j avais besoin de me frotter a d autres quotidiens. J en mesure soudain le poids, l absence a venir. J en viens quasiment a regretter ce quotidien qui prend une importance presque dramatique.

J aimerais tout a coup me retrouver dans n importe quel decor banal, parce que ce serait avec toi, et qu on saurait en faire quelque chose a notre taille. J ai presque envie d un demi dans un PMU bruyant avec un match de foot a fond a la tele, pourquoi pas meme un patron refractaire aux lois anti tabac pour se perdre dans les volutes bleues des gitanes. On rirait en buvant le demi, en se lancant dans une de nos discussions sans fin, on commanderait un autre demi, on serait un peu saouls et puis on rentrerait a velo dans le froid se faire un plat de pates a l heure ou d autres sortent du travail, on continuerait a discuter encore et encore, la nuit tomberait, on allumerait le poele a bois et on se ferait un the qu on boirait dans tes tasses jaunes. Je me sermonne soudain, me rememore pourquoi j ai voulu partir loin de ce bonheur tranquille, partir seule. Seule par habitude. Seule parce que  la solitude m a tellement fait grandir. Seule parce que la solitude est une mauvaise excuse pour renoncer au bonheur. Seule parce que c est important pour moi d en etre capable. Seule aussi parce que j en ai besoin, que j aime ca et que je l ai trop souvent oublie - que je me suis trop souvent oubliee...Je tente de me raccrocher a toute cette force que j ai acquise au cours de ce long apprentissage de la solitude, je pense a Rainer Maria Rilke, au bonheur intense de mes voyages solitaires. Je me concentre. Ca va passer...

Les semaines etrangereres deroulent leur petite musique et j accepte finalement de les compter. Le manque n apparait qu au bout de quelques jours, une fois que je realise ce qui se passe vraiment, et fait son nid dans mon sac a dos pour les mois a venir... Il va et vient, se tait parfois un moment pour refaire bruyamment irruption une semaine plus tard et j ai parfois l impression de ne vivre le voyage que dans l attente du retour.  Certains jours, je reussis a me replonger dans la force du voyage en solitaire, et certains jours ta presence m accompagne partout sans que je puisse m en defaire, qu elle me remplisse de joie ou de tristesse. Je ne sais pas quoi faire de ces sentiments dont j avais oublie l existence, qui me deconcertent mais qui sont si forts que je ne peux que les accepter et tenter de faire avec. Je continue d avancer avec ta presence a mes cotes, partagee entre la volonte de m en affranchir pour vivre pleinement mon voyage en solo et celle de me laisser envahir par ce desir... Nous nous ecrivons de longues lettres numeriques a travers lesquelles notre relation s enrichit et s etoffe d une maniere etonnante, puissante, et qui nous ebranlent tous les deux. Je pleure plus d une fois dans un cyber cafe. Ca ne passe pas.

C est la premiere fois que je me sens si extraite d un voyage, que j arrive si peu a entrer dedans. Je perds ma surface sensible, deja trop impressionnee par ce que j ai vecu ces derniers mois avec toi. Je n ai pas assez de reserve, pas assez de place pour tant d emotions. Je ne peux pas redecouvrir l amour et partir trois mois comme si de rien n etait, sans regrets, sans questions, en profitant de chaque instant avec intensite... Je n y arrive pas. Je vis dans une complexite de sentiments qui m egare, j essaye de me tenir a ma ligne de conduite mais j ai la sensation de vivre par reflexe, par habitude. Je ne suis pas vraiment la... Tout me semble un peu deja vu, et ce melange d impressions d autres continents et de ton sourire en filigrane est profondement destabilisant jusqu a ce que je me decide a enfin accepter.

Je finis par accepter que non, ca ne va pas passer.  Que tout ce dont j ai envie, au fond, qu on partage un thali dans un restaurant poussiereux de Chennai ou des spaghettis sur la table de ma cuisine, je m en fous. Que ce que je veux, c est juste etre avec toi. Je finis par accepter que je suis amoureuse et que c en est fini de ma solitude comme un roc. Je finis par accepter que je ne peux plus vivre uniquement pour moi meme. Je finis par accepter que si je pouvais, je rentrerais demain. 

Le monde peut bien attendre.

 

 

Pour Pierrot.