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les carnets de violette
18 décembre 2011

A....

Avant de vous livrer de nouvelles impressions indiennes, cloture du chapitre goanais avec cette rencontre d une apres midi...

A... a cinquante ans et connaît l'Inde depuis trente. Son visage est sillonné de profondes rides autour d' un nez droit, percé d'un bijou typiquement indien, et ses cheveux teints en noirs corbeau tranchent avec des yeux d'un doux bleux-gris. Maigre, bronzée, vêtue d'un T shirt bleu nuit et d'un foulard blanc à fils dorés enroulé à la taille, son allure physique de jeune fille contraste étrangement avec son visage qui, si je le dissocie des cheveux noirs, m'évoque presque celui d'une personne âgée. Elle arbore une belle paire de boucles d'oreille travaillées et une bague rehaussée d'une pierre rose, le tout en or pur : son assurance de survie en cas de coup dur.  Elle loue une petite maisonnette d'une pièce qu'elle partage avec un minuscule chaton, à cinquante mètres de la plage, dans un village plutôt calme de l'état de Goa : pas épargné par le tourisme mais pas encore ravagé non plus.

Nous nous asseyons au sol sur sa terrasse peinte en violet clair et entourée de belles plantes en pot, puis elle prépare un thé et un pétard. Ses phrases, d'abord vagues et presque bougonnes, s'animent et se font plus personnelles au fur et à mesure que le soleil brûlant de l'après-midi tourne au-dessus du toit et que les joints s'enchaînent.

A... revient ici à chaque haute saison, de novembre à avril,  pour faire fabriquer des pièces d'habillement qu'elle vent dans les marchés touristiques de Goa pendant l'hiver et en Bretagne l'été. Elle parle des problèmes causés par la mousson à ses vêtements, de la flambée des prix du coton et de toutes les autres matières premières, de la concurrence des indiens qui copient ses modèles, des occidentaux qui viennent ici frimer l'hiver en faisant illégalement les marchés pour y refourguer de l'artisanat acheté en Thaïlande, bravant l'interdiction faite aux possesseurs d'un visa touristique de travailler.

L'eau est chaude. Elle sert le thé dans des gobelets d'inox, les seuls qui résistent à la mousson. Sur le tapis de plastique sont posés un peu en vrac trois cuillères, un bloc de sucre mou au goût de miel, du lait en poudre, une coupelle avec un demi citron, un paquet de cigarettes et un bloc d'un shit noir et gras à l'odeur forte. Le chaton est lové sur les genoux de sa maîtresse.

A... continue. Elle a fait partie des premiers occidentaux à avoir découvert Goa dans les années 80 et se remémore encore l'époque où elle vivait dans la jungle sous un banian sacré. Sacré comme l'époque. Elle a vécu la vraie vie des hippies de ces années-là, bien loin de l'ambiance de station balnéaire du Goa contemporain.  " A l'époque, personne n'avait une thune sauf moi, j'ai toujours su tirer mon épingle du jeu et j' offrais le repas aux autres, parfois simplement constitué d'une banane et d'un bout de pain. A l'époque, ce magasin, tu sais, au coin de la rue principale d'Harmal, là, était le seul qui faisait de la nourriture pas chère, les gamins qui jouaient devant sont devenus les propriétaires et je les connaîs tous par leur prénom dans un rayon de trente kilomètres." Beaucoup d' occidentaux étaient junkies et elle n'y a pas échappé, peut-être en a -t-elle d'ailleurs tiré sa maigreur d'aujourd'hui. Parfois elle croise un fantôme resté bloqué dans sa vingtaine, déchet humain à l'allure de vieillard ou de réchappé de Birkenau et ça lui fait mal au coeur.  Elle tisse souvent des parallèles entre sa jeunesse et la nôtre, qui lui paraît tellement plus simple du point de vue des voyages : elle n'a pas tort. " Il n' y avait pas de scooters, on marchait, on faisait du vélo, on croisait souvent des marcheurs sac au dos sur le bord des routes alors qu'aujourd'hui... "  Elle semble avoir tout connu, tout testé, tout vu, tout fait et en parle avec une simplicité presque lasse. Campements dans la jungle, camp de tipis, nuits sur la page à attendre que les tortues viennent pondre, trips collectifs, premiers marchés, douches au puits, grande maison coloniale portugaise dont elle a fini par donner toutes les affaires,  " Une tonne de malles. J'avais pas besoin de tout ça, j'ai tout donné. Aujourd'hui tout le monde fait pareil, les gens ne veulent plus de grandes maisons, tiens, regarde, machin ne vient plus depuis trois ans, il m'a donné toute sa malle pleine d'affaires, qu'est ce que tu veux que j'en fasse ?". La malle semble être une unité de mesure importante : malle d'affaires personnelles, malles de vêtements à vendre sur les marchés, malle de produits qui sont bons à jeter s'ils subissent une mousson ici. Malle de souvenirs.


Encore un pétard, dont la fumée s'enroule autour des tentures qui protègent la terrasse du soleil de fin d'après-midi. Elle jette un oeil par derrière lorsqu'une moto passe, elle semble connaître tout le voisinage par coeur et avoir une anecdote sur chacun.

A..., de cette époque, a gardé les amis comme autant de souvenirs vivants : untel qui a bourlingué partout et est resté ici onze ans sans visa, parle couramment le hindi, dont les deux filles sont nées ici, l'une dans la jungle et l'autre dans la montagne, pour lesquelles il a dû faire de faux papiers pour le retour en Europe, unetelle qui est en prison pour trois ans à Bali à cause du trafic de droge, untel qui est devenu fou suite au suicide de sa femme, untel qui attend un jugement ici depuis trois ans et qui ne peut pas quitter le territoire tant qu'il ne sera pas rendu. Un réseau international de travellers et de freaks qui depuis es années 70 partagent leur temps entre Inde, Europe, Amérique latine, Asie du Sud-Est. Il y a aussi la drogue qui reste, les pétards quotidiens et les shiloms partagés avec les amis, un petit trip (LSD) de temps à autre, le shit fait à la main dans un champ loué dans le Nord pour l'occasion. Elle garde enfin de toutes ces années une connaissance suraigüe de l' Inde et de la région : langue, régions, coutumes, agenda des partys (fêtes) goanaises, bars à éviter, propriétaires véreux mais surtout locales et locaux avec qui elle a tissé un lien fort d'amitié. Probablement marginale pour le regard européen, elle est intégrée ici - cent fois plus que la plupart des occidentaux que l'on croise.

Le soleil baisse. Les heures chaudes sont passées, mais nous sommes toujours là, en tailleur sur nos coussins colorés.

A... porte un regard las et lucide sur le Goa d'aujourd'hui, ces touristes que seul le consumérisme intéresse, ces gars qui friment torse nu sur leurs grosses Enfields, ces filles qui font le marché en maillot de bain au mépris de tout savoir-vivre, ces latinos dépenaillés et crasseux, cet uniforme vestimentaire avec ses piercings, tatouages et dreads locks obligatoires, ces stands à la file qui proposent tous la même chose depuis trente ans. Elle évoque le syndrome de Peter Pan et je réalise que c'est exactement ce que je cherche à dire depuis mon arrivée ici. Goa est devenu l'île de Peter Pan et de Wendy, avec une fée Clochette en forme d'un Occident qui nous permet à tous de venir ici profiter de quelques mois d'été insouciants, sans Capitaine Crochet à l'horizon.

Le thé est fini depuis longtemps.

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Commentaires
M
Très beau portrait empreint d'un peu de tristesse et de nostalgie (il me semble). Portrait de femme, portrait de lieu, portrait d'époques. J'aime beaucoup les passages où tu décris le concret de la rencontre: les gestes, le thé, le soleil, le décor, la fumée... ces passages-là vous ancrent dans le réel, évitent à A d'être un personnage désincarné.
J
je suis moi aussi atteinte du syndrome peter pan, sans dreads ni espece d'uniforme de hippie mais d'avantage dans l esprit "ame d'enfant" et goa n est pas du tout l endroit que je voudrais visiter, pourtant je regrette de ne pas en lire plus...<br /> a tout bientot donc...<br /> bises dame viovio
D
On la voit... On la voit... A...<br /> <br /> Retour sur tes dessins : Super quand il y a une couleur de fond. Vraiment ça donne une vraie profondeur, ça fait beaucoup plus "tableau". <br /> Désolée pour ce vocabulaire un peu simplet.
D
Beau texte sur le passage du temps, qui touchera je pense, toutes les générations.<br /> Merci ViO*
les carnets de violette
  • Observer, dessiner, écrire, voyager : voilà ce qui anime Violette Gentilleau, artiste polyvalente, curieuse et passionnée diplômée des Arts Décos. Visitez également son site violettegentilleau.com pour visionner plus de projets !
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